Le romantisme noir au sens musical s'est exprimé dans une ville : Manchester, au début des années 80. Son joyau enfoui vient d'être exhumé : les "Short Stories for Pauilne" des Durutti Culumn ...
Pour cerner dans quel contexte ont été composées ces "Short Stories ...", et comment elles ont pu soudainement 30 années plus tard resurgir, un bref rappel historique s'impose.
Le roman d'une ville : de Manchester à Madchester
Comment comprendre qu'une ville industrielle du nord de l'Angleterre soit devenue l'épicentre de la créativité musicale au début des années Thatcher ?
On peut déceler trois facteurs à cette improbable alchimie :
- le concert des Sex Pistols au Free Trade Hall en 76. Environ 40 personnes dans le public, qui décideront pour la plupart aussitôt de monter un groupe. Ce qui enfantera, dans les mois ou les années suivantes, Joy division, Fall, Smiths, Buzzcocks ...
- les Buzzcocks, justement, premier groupe de Manchester à obtenir une reconnaissance sur la scène anglaise. Qui auront l'intelligence de ne pas oublier leurs racines, et de soutenir ardemment les jeunes pousses de la scène mancunienne, leur offrant leurs encouragements, leurs conseils ... et le plus important : leurs premières parties,
- une personnalité, Tony Wilson (aka "Mr Manchester"), dandy télévisuel attaché à sa ville comme on peut l'être à sa terre, et qui va se servir de son émission sur Granada TV comme d'un tremplin pour la scène locale. Surtout, Wilson va créer le label Factory, sur lequel il signera tous les jeunes groupes prometteurs de la ville (son contrat avec Joy Division sera signé de son propre sang). Aujourd'hui, Wilson a un mémorial dans la ville ...
Mais la musique a toujous été le produit d'un environnement. Manchester, ciel gris, maisons de briques rouges s'étalant dans des rues toutes identiques, pauvreté et chômage omniprésents ... Reds vs blues. Bref, climat oppressant.
De fait, lorsque la jaunesse mancunienne sort les guitares, ce n'est pas sa joie de vivre qu'elle exprime. Au contraire, la musique devient un exutoire. Ce courant, on l'appellera la cold wave.
Rarement autant de groupes d'une telle qualité auront émergé d'une seule ville sur une aussi brève période : A Certain Ratio, Durutti Culumn, Section 25, Fall, Buzzcocks ...
Mais bien évidemment, le groupe qui a incarné l'identité sonore et esthétique de cette époque reste Joy Division. De la fusion des talents et tourments de deux génies, le producteur Martin Hanett et le leader du groupe Ian Curtis, naîtra ce qui à l'heure actuelle (avec, peut-être, le Velvet Underground) a le plus rapproché le rock de l'Art brut.
Le suicide de Ian Curtis, le 16 mai 1980, a consacré le caractère élégiaque de cette période.
Puis la ville s'est métamorphosée ... L'Hacienda a ouvert ses portes (Tony Wilson, toujours) ... L'ecstasy est arrivée, les couleurs avec ... Joy Division, orphelin de son leader, s'est réinventé en New Order ... De nouveaux groupes sont apparus (Happy Mondays, Stone Roses) ...
Manchester est devenue Madchester.
Le joyau exhumé : "Short stories for Pauline" :
De toute cette période, l'album séminal, le référentiel absolu, était sans conteste "Closer" de Joy Division.
Puis 30 ans plus tard resurgit le grand oeuvre d'un autre esprtit aussi génial que torturé de l'époque, virtuose du piano fasciné par les grands compositeurs de musique classique, Vini Reilly (aka The Durutti Column).
Les "Shorts stories for Pauline" sont un recueil de morceaux, quasi intégralement instrumentaux, composés par Vini Reilly pour son amie de l'époque, ladite Pauline. Parmi ceux-ci se trouve un chef d'oeuvre : "Duet", composition au piano et au violon (celui de Tuxedomoon), qui paradoxalement va devenir le fossoyeur de l'album.
La raison : Tony Wilson, stupéfié par la beauté (et le potentiel commercial) de "Duet", va demander à Vini Reilly d'abandonner son projet pour composer un nouvel album entièrement centré sur ce morceau, qui deviendra "Without mercy".
En conséquence, les "Short stories ..." seront remisées dans les tiroirs du label Factory, devenant ainsi le parfait album fantôme. Jusqu'à ce que, 30 ans plus tard, il soit enfin publié.
Un choc ...
D'obédience classique, et voulant s'écarter des structures cadenassées du rock, Vini Reilly a conçu une oeuvre complexe et protéiforme, presque entièrement instrumentale dans laquelle chaque morceau possède son identité propre ("short stories ...") et ses orchestrations (piano, guitare, batterie, saxophone, violon).
Mais que l'on ne s'y trompe pas, c'est bien d'une oeuvre s'inscrivant dans le mouvement cold wave dont il est ici question. Ambiance spectrale, production chirurgicale amputée de tout artifice et de toute chaleur, effets de reverb sur la batterie ... Vini Reilly, pur produit de sa ville mais véritable érudit musical, a composé la symphonie du Manchester des années 80.
Par la suite, borduré dans sa créatitivité par Tony Wilson dans un premier temps, puis se tournant vers la musique électronique avec l'arrivée de Madchester, Vini Reilly ne parviendra jamais à retrouver l'équilibre miraculeux de ces compositions jusqu'à aujourd'hui perdues.
La publication de ces "Short stories" remet Durutti Column à sa vraie place dans l'histoire de la musique anglaise du début des années 80, et apporte une preuve supplémentaire de l'incroyable créativité musicale qui s'est exprimée à Manchester à cette période.
Un classique, tout simplement.
Note : 9,5 / 10